AVIS ET RAPPORTS DU CONSEIL
Appréciation de la réforme projetée
Le père de la nouvelle taxe, M.Mirguet, a résumé sa pensée au cours de son audition devant la section des finances. Il a volontiers reconnu que son projet contenait un actif et un passif. A l'actif, il voit d'abord la création d'un impôt non déclaratif, d'un taux très faible avec perception automatique à la source. Les contribuables, dit-il, sont favorables aux impôts non déclaratifs retenus à la source; par conséquent, la dose "homéopathique" sera facilement absorbée par le patient. Il serait, par ailleurs, collecté par un nombre réduit d'établissements particulièrement bien placés pour ce faire (banques, comptables du Trésor, etc...) On peut donc penser que la fraude serait pratiquement nulle. Cette simplicité jointe aux avantages des allégements sont, aux yeux de l'auteur, les mérites de la proposition de loi.
Au passif, M. Mirguet reconnaît que son projet peut avoir certaines conséquences dont il regrette de n'avoir pu évaluer entièrement la portée : une restriction possible dans l'emploi du chèque - une incidence sur les prix par la répercussion de la taxe au stade de la production, du gros et du détail - un transfert des charges qui risqueraient de subir les plus modestes s'il n'y avait pas des mesures de compensation.
La section des finances a été empreinte du même souci d'analyser objectivement les conséquences d'un tel projet. Elle a eu connaissance de très important rapport de la commission d'étude fiscal. Il ne lui a pas été possible d'aller aussi loin dans l'élaboration de son propre rapport, ne serait-ce qu'en raison de la compétence des services techniques et des personnalités qui ont collaboré à la commission. Elle a très simplement approfondi quelques points particuliers avec les auteurs du texte et demandé quelques éclaircissements aux représentants des finances, puis elle a présenté un ensemble d'observations en se plaçant aux quatre points de vue : technique, juridique, économique et social.
A - OBSERVATIONS DU POINT DE VUE TECHNIQUE
Sur la nature, le taux et le rendement de la taxe
La commission d'étude fiscale a défini cette taxe sur les mouvements de fonds comme " un impôt indirect, en cascade, collecté par des intermédiaires obligés ".
Cette définition conviendrait sans doute parfaitement à la section qui n'eût pas souhaité y revenir si M. Dreyfous-Ducas n'avait tenu à soulever très longuement la question devant elle. IL a voulu expliquer qu'il était très malaisé de s'attacher au caractère direct ou indirect d'un impôt, aussi bien d'ailleurs qu'à son caractère personnel ou impersonnel. On peut lui donner bien volontiers acte de cette remarque, d'autant plus qu'il l'a étayée en évoquant l'autorité de M. Pellenc qui a exposé dans une remarquable étude la difficulté d'établir des distinctions aussi précises et absolues.
Dans un autre ordre d'idées, il semble que le ministère des finances tende à condamner de nouveaux impôts de cette nature, impôts quelque peu dilués dan la masse, et contraires à l'évolution de la fiscalité. Sur ce point, les auteurs de la proposition de loi sont plus acerbes. Ils critiquent cette attitude de la rue de Rivoli qui tend à réduire le nombre des impôts afin de n'avoir que quelques impôts lourds. Si la fiscalité, au sens strict du terme, y trouve quelques simplifications, on ne peut que rejeter cette idée car les impôts lourds sont plus aisément fraudés et ils pèsent sur l'économie du pays. La section ne pouvait que rappeler ces critiques sans prendre parti avec autant de simplicité dans des problèmes d'une extrême complexité.
Sur le problème du taux de la taxe, il convient de souligner qu'il ne serait apparemment que de 1‰; mais puisqu'elle toucherait les mouvements créditeurs et débiteurs, le taux en serait en fin de compte de 2‰.
Quant au rendement, les auteurs l'avaient initialement évalué à 4 milliards de nouveaux francs. Cette recette aurait donc correspondu à un total de mouvement de 400.000 milliards d'anciens francs, soit près de quinze fois le montant du revenu national. La commission d'étude fiscale a ramené cette évaluation à 250.000 milliards d'anciens francs. Si des sondages ou des extrapolations ont permis cette approximation, il faut bien dire que ces données ne sont évidemment pas contrôlables.
Le rapport de la commission de la commission d'étude fiscale fait état du tableau suivant :
Rendement de la taxes (anciens francs)
Banques inscrites, Crédit Agricole et Crédit Populaire
Etablissements financiers enregistrés
Banque de France, Crédit Foncier, Sous - Comptoir des Entrepreneurs, Crédit national et autre banques dotées d'un statut spécial.
Agents de change, courtiers, Crédit Municipal
Chèques postaux, Caisse des dépôts et consignation, Comptables du Trésor
Manquent les Caisses d'Epargne et les notaires qui ne figurent pas dans le texte initial.
Sur cet ensemble de recettes, 80% proviendraient d'opérations industrielles ou commerciales et 20% d'opérations privées.
Enfin, en ce qui concerne les sociétés, il faut ajouter une réserve d'importance. Si l'impôt est déductible, ce qui est vraisemblable, il faudra tenir compte d'une moins-value des recettes relatives à l'impôt sur les sociétés. Le taux très élevé de cet impôt (50%) fait que cette moins-value est de nature à réduire très substantiellement la rentrée fiscale escomptée en application de la nouvelle taxe.
La même réserve vaut en ce qui concerne les bénéfices industriels et commerciaux réalisés par les entreprises individuelles, mais du fait du large éventail desdits bénéfice, il est impossible de calculer le taux moyen des impôts supportés (10à 71,5%).
b) Problèmes soulevés par le prélèvement bancaire
Apparemment le processus de perception serait simple. La perception ne serait pas opérée lors de chaque opération. Les banques ou les établissements financiers feraient des prélèvements à l'arrêté normal des comptes courants. Ce serait donc très variable selon la nature des comptes : mensuellement, trimestriellement, semestriellement ou même annuellement.
Sur un mouvement créditeur ou débiteur de 100 millions par exemple, il suffit d'une écriture débitant le compte du client de 100.000 et créditant le Trésor de la même somme, ceci sans déclaration et sans frais.
A la vérité, ce n'est pas aussi simple car il faut tout d'abord définir quels seraient les mouvements de compte atteints par l'imposition. Sans doute de nombreuses opérations peuvent être classées rapidement dans la catégorie imposable ou non imposable; néanmoins, il y en a également de très nombreuses pour lesquelles l'hésitation serait permise, et cet impôt, si simple, ne serait pas du point de vue même de la technique fiscale sans présenter des difficultés d'application et des risques de contentieux.
La pratique bancaire actuelle qui est une pratique purement comptable et non point une pratique juridique, ne pourrait pas servir telle quelle d'assiette à un impôt. On constate, par exemple, entre les mouvements des comptes des différentes personnes physiques ou morales des opérations d'ordre qu'il conviendrait sans doute d'éliminer avant de parvenir à la taxation. De telles discriminations permettent de penser qu'on finirait par parvenir à une assiette de l'imposition répondant à ce qu'ont voulu les auteurs du projet, mais il ne faut pas se dissimuler que l'on ne serait plus en présence d'un impôt simple car il faudrait demander à chaque banquier, pour chaque opération, de savoir s'il se trouve en présence d'une opération qui lui est imposable ou qui ne l'est pas.
Devant la section, de très nombreux cas litigieux ont été évoqués, notamment par le Directeur du Trésor :
1 - Une banque a toujours des comptes chez ses correspondants et à la Banque de France ou aux Chèques Postaux. La question se posera de savoir si ces comptes "secondaires" échapperaient ou non à l'impôt. Il semble logique dans une idée de simplicité, et aussi pour répondre à la philosophie initiale du système, d'imaginer qu'ils devraient normalement échapper à l'impôt. Mais alors l'on est conduit à des complications supplémentaires puisque d'une part un établissement déterminé, une banque par exemple, aurait des mouvements de comptes chez ses correspondants ou à la Banque de France qui correspondent à cette idée de comptes "secondaires" n'étant pas des comptes de particuliers ou d'entreprises et échapperaient à l'impôt, tandis que cette banque est également une entreprise et qu'elle peut avoir des mouvements de ses propres comptes chez des tiers qui sont assimilables aux mouvements d'une entreprise ordinaire. Dans la pratique, la recherche des opérations imposables serait d'une extrême complexité.
2 - Une personne ou une entreprise peut parfaitement avoir plusieurs comptes. Un exemple a été abondamment mentionné lors des discussions de la commission d'étude fiscale. Il ne s'agissait pas d'une personne, mais d'un ménage, un mari qui a ouvert un compte au nom de son épouse, auquel il vire une fois par mois de quoi payer les dépenses du ménage. Il préfère, pour des raisons de simplicité, que ces dépenses soient faites par imputation sur un compte différent de son compte principal. Faut-il ou non considérer qu'il s'agit là vraiment de mouvements de comptes? L'on est tenté de répondre par la négative si l'on se place sur un plan purement logique ou économique, et pourtant l'impôt frapperait de telles opérations.
3 - Certaines entreprises, pour des raisons multiples souvent techniques ou comptables, ont plusieurs comptes dans un même établissement, le mouvement d'un compte à l'autre matérialisant une opération faite à l'intérieur de l'entreprise même. On a évoqué le cas des sociétés nationalisées, de la Société Nationale des chemins de fer français ou l'Electricité de France. Quelle solution faut-il donner à de tels mouvements de comptes ?
4 - Dans les établissements bancaires, il y a toute une série de comptes internes: comptes d'ordre, comptes d'attente..., dont les mouvements les uns par rapport aux autres, ou par rapport aux comptes principaux pourraient si on s'en tient à la lettre du texte, donner lieu à paiement de l'impôt.
5 - Il y a toutes les opérations qu'entraîne la vie du crédit à moyen terme avec ses renouvellements d'effets, qui se traduisent par de multiples mouvements, d'opérations de débit et de crédit, lesquels s'ils étaient pris en considération pour l'assiette de l'impôt feraient apparaître au total un coefficient qui, appliqué au moment du crédit, deviendrait très rapidement excessif.
En raison de l'ampleur des opérations de crédit à court, à moyen ou à long terme, les auteurs de la proposition de loi ont bien sent la portée de la critique. Ils ont suggéré de tourner la difficulté en généralisant l'emploi des comptes bis pour toutes les opérations qui n'ont pas de caractère définitif. Autrement dit, on ne tiendrait compte que des mouvements réels et non pas des mouvements provisoires, à l'occasion, par exemple, d'un renouvellement de créance ou d'un report de crédit.
Ces quelques exemples montrent combien le nouvel impôt proposé qui peut, à priori, apparaître comme quelque chose d ' extrêmement simple si on en a une vue volontairement simpliste, devient, si on essaye de l'analyser, un mécanisme infiniment complexe tel que l'on se trouve à peu près inévitablement en présence d'un choix: ou bien renoncer, devant toutes les menaces de complexité et s'en tenir simplement à la simplicité, c'est à dire à la notion initiale de mouvement d'un compte tenu directement au nom d'un particulier ou d'une entreprise, mais alors le rendement s'en trouverait considérablement réduit; ou au contraire, pour assurer au rendement de l'impôt les ordres de grandeur prévus essayer de suivre la réalité comptable de plus près, mais on en viendrait alors à affronter toutes les complexités.
D'autre part, le recouvrement de l'impôt, en raison de cette complexité, entraînerait pour des établissements collecteurs, c'est à dire essentiellement les établissements bancaires ou le service des chèques postaux, une modification assez profonde de leur organisation. Il est très probable que les mécanismes actuels, avec lesquels nous sommes familiarisés, devraient être remaniés avec ce que cela comporte de frais de personnels et d'organisation. Il résulte d'une étude faite par le service des chèques postaux, dont l'organisation n'est pas adaptée à la perception d'une telle taxe, que les dépenses supplémentaires s'élèveraient à 17.000.000 de nouveaux francs pour les charges de personnel et à 670.000 nouveaux francs pour l'amortissement et l'entretien du matériel.
Risque de régression de la monnaie scripturale
De très nombreuses critiques ont été faites au projet faisant valoir qu'il aurait pour conséquence de provoquer une régression de la monnaie scripturale au profit de la monnaie fiduciaire, ce qui irait à l'encontre des efforts faits depuis 15 ans pour moderniser le système des paiements.
On a toujours considéré, à tort ou à raison, qu'en matière monétaire une abstraction plus grande constitue un progrès; l'évolution qui va de la monnaie métal à la monnaie fiduciaire puis de la monnaie fiduciaire à la monnaie scripturale dans tous les pays et quel que soit leur régime, a toujours été considéré comme un progrès. La marche vers l'abstraction, la dématérialisation de la monnaie qui va indiscutablement vers la simplicité et la sécurité est pour une économie complexe certainement un signe de progrès. Or, les mesures que nous proposent les auteurs du texte vont directement à l'encontre de cette évolution et à cet égard, pourraient difficilement, sur un plan général, être considérées comme un progrès.
Par ailleurs, il est à peu près certain que du point de vue psychologique, peut-être plus que du point de vue matériel, la création de la taxe aurait pour effet de diminuer le nombre des opérations de virement de comptes ou de paiements par chèques, tout au moins d'en freiner l'extension. Si léger que soit le poids d'une telle taxe, l'expérience de multiples essais tentés dans ce domaine prouve qu'il ne passe jamais inaperçu; le fait qu'un impôt existe ne peut en aucun cas, être considéré comme un encouragement à la forme d'activité qui constitue la matière imposable.
Si cette régression est fâcheuse pour l'évolution d'une forme moderne de l'économie, elle l'est aussi du seul point de vue fiscal, car les règlements par chèque sont des opérations d'un contrôle infiniment plus aisé que les paiements en numéraires.
On peut aussi penser que la régression serait particulièrement sensible dans les secteurs de la vie économique ou sociale où les progrès de règlements par chèque ou par virement bancaire ou postal ont été plus longs à se réaliser. On a fait remarquer, en particulier combien une telle disposition, si elle venait à écarter à nouveau les milieux ruraux de l'usage de la monnaie scripturale, ou des dépôts dans les caisses de Crédit Agricole, si elle tendait à réduire l'usage du chèque pour un certain nombre de règlements de la vie à la campagne, viendrait rapidement détruire un progrès qui a été particulièrement lent et difficile.
Les auteurs de la proposition de loi ont parfaitement perçu ces dangers. A la lecture du texte on remarque qu'une part importante des dispositions tend à lutter contre cette forme d'évasion légale de la monnaie scripturale. Ils ont voulu instituer un mécanisme de contrainte tendant à imposer la monnaie scripturale pour certaines formes de règlements. Des expériences ont été faites dans ce sens. On sait qu'elles se heurtent à des difficultés, d'application pratique, considérables et qu'il est pratiquement impossible de contraindre les payeurs, autres que les administrations et les grandes entreprises, à recourir, pour des paiements à une monnaie purement scripturale. La loi du 22 octobre 1940 a fait une obligation du paiement par chèque pour toute somme supérieure à 100.000 francs (1.000 nouveaux francs). Dès le départ, les transactions agricoles en ont été exemptées; par la suite, cette exemption a été étendue à tous les règlements des particuliers et l'obligation n'a été maintenue en définitive que pour les opérations industrielles et commerciales.
Sur un plan plus général, on pourrait faire remarquer aussi que, dans la mesure où une telle disposition tendrait à accroître l'usage du billet de banque et à diminuer au contraire l'usage des dépôts et des chèques de virements, elle tendrait également à diminuer les ressources du système bancaire. Elle tendrait donc, ou à réduire les possibilités d'octroi de crédit ou, pour maintenir un volume égal du crédit, à faire appel à des concours supplémentaires de la Banque de France. A cet égard, une telle mesure ne pourrait que présenter un caractère inflationniste.
Ce danger pour la stabilité de la monnaie avait été souligné à la commission d'étude fiscale, notamment par MM.Montfajon et Scnweitzer.
Si on regarde enfin d'autres aspects des contreparties des dépôts bancaires que sont les souscriptions de bons du Trésor par les banques, on en vient aux mêmes conclusions, c'est-à-dire que dans la mesure où ces dispositions traient à l'encontre du développement des dépôts, elles entraîneraient indirectement pour le Trésor public une certaine diminution de ses ressources qui risquerait de se traduire, en compensation, par un appel accru aux facilités de l'institution d'émission.
Tendance au développement des moyens de règlement non assujettis à la taxe
Il est bien connu que lorsqu'un impôt frappe un secteur de la vie économique ou une forme déterminée d'activité et s'il n'existe pas d'impôt similaire dans un secteur parallèle, on crée ou on développe aussitôt une forme parallèle d'activité.
On a pensé tout de suite que certaines formes d'échanges internes, méconnues des tiers, pourraient échapper à la taxe. Il en est ainsi notamment de la compensation entre deux entreprises ou d'échanges entre le siège d'une entreprise et ses filiales agences ou succursales. Dans le cas de la compensation, il s'agit d'une échappatoire à la taxe qui ne peut aller plus loin. Ce n'est pas parce qu'une société métallurgique aura fait avec une société de construction automobile un troc pouvant représenter 5 ou 6 voitures par an que l'assiette de la taxe sera fortement atteinte. En ce qui concerne les opérations de règlements entre le siège et les filiales, il peut y avoir une fuite, c'est évident. Mais dans les entreprises fort bien organisées ou structurées, et c'est le cas de la plupart des sociétés à succursales multiples, on peut dire que l'organisation administrative ou comptable est si lourde qu'elle ne sera pas ébranlée par une redevance supplémentaire assez faible.
Dans ces deux cas, on peut donc donner acte aux auteurs de la proposition qui en ont parlé devant la section.
Il en est autrement d'un procédé de règlement qui ne manquerait pas d'accroître l'ampleur considérable qu'il connaît déjà; il s'agit de la généralisation de l'endossement des effets de commerce : lettres de change ou billets à ordre. En droit commercial, l'endos des effets de commerce n'a pas de limite. La circulation d'une traite se fait par inscription sur la lettre, ou sur l'allonge, des noms des porteurs successifs, c'est ce qu'on appelle la chaîne des endossements.
Il y a plus, c'est que tous les endosseurs sont garants de l'acceptation et du paiement, ce qui donne à la lettre de change plus de valeur en circulant.
Etant donné que 80% des recettes de la taxe proviendraient des opérations industrielles ou commerciales, on mesure à quel point le règlement généralisé par endossement des traites aurait un double effet:
il réduirait considérablement le rendement de la taxe; il n'est pas exagéré sans doute de parler de 50% dans le secteur commercial;
- il réduirait également les opérations d'escompte et d'encaissement effectuées par les banques. Les traites recevant un plus grand nombre d'endos avant d'être présentées aux banques, celles-ci subiraient une perte de leurs ressources, au moment où on leur demanderait un effort en qualité de collecteurs de la taxe.
e) Autres difficultés soulevées par la création d'une taxe sur les mouvements de fonds
Devant la section des finances, du crédit et de la fiscalité, bien d'autres questions ont été soulevées sur les conséquences de la mise en vigueur d'une taxe sur les mouvements de fonds. On peut citer en particulier :
Le retrait des titres en dépôt dans les banques afin d'éviter l'encaissement des coupons sur compte ouvert. Cet encaissement ne devrait pas avoir des répercussions appréciables pour la grande majorité des clients des établissements financiers. Mais ici aussi il faut compter sur l'effet psychologique de la mesure beaucoup plus que sur son incidence.
Les opérations de courtage traitées sur de grosses sommes avec de faibles marges devraient bénéficier d'une mesure d'exemption ou d'une disposition particulière. C'est là, il faut le souligner, une des plus vives oppositions à la création de la nouvelle taxe.
B - OBSERVATIONS DU POINT DE VUE ECONOMIQUE
Les remarques faites du point de vue technique ont sans contexte un aspect économique. Mais il a paru cependant opportun d'essayer de dégager sous ce dernier vocable l'incidence que pourrait avoir la taxe sur les prix.
Les auteurs de la proposition de loi ont volontiers dit et répété que le nouvel impôt serait d'un taux homéopathique, voulant exprimer par là qu'il serait facilement absorbé et sans aucun dommage, aussi bien pour le redevable que pour les circuits économiques. Il est difficile de les suivre sur ce point, car l'expérience prouve abondamment qu'il n'est pas possible de prélever 250 milliards d'anciens francs sans qu'il en résulte aucun désagrément pour personne.
Il est difficile, sinon impossible de calculer avec exactitude dans quelle mesure la taxe se répercuterait ou non sur les prix. Les auteurs ont dès le début contesté le risque de hausse des prix. M. Mirguet était cependant moins affirmatif devant la section des finances, puisqu'il admettait que la taxe pouvait en définitive intervenir pour 50% de son montant dans la formation des prix de vente.
La Direction Générale des prix et des enquêtes économiques a été appelée à formuler son opinion sur ce point particulier. Les études sans doute très partielle qu'elle a faites laissent à penser que dans l'ensemble on pourrait se trouver en présence d'une hausse des prix de l'ordre de 0,7%
Source : note d'analyse du Directeur Général des Prix :
« ..pour déterminer l’incidence de cette taxe sur les prix, il peut paraître logique de rappeler ce qui existait lors de l’application de la taxe de transaction. Il était admis que cette taxe, dont le taux était de 1% à chaque transaction, avait une incidence de l’ordre de 2,25% sur le prix final des produits. Cette incidence pouvait être divisée en deux parties :
« l’une de 1% représentant la taxe de transaction sur le prix taxe comprise du produit fini.
« l’autre de 1,25% représentant l’incidence indirecte des taxes de transaction payées sur les seules fournitures au cours de l’élaboration du produit.
« Si l’on admet que la nouvelle taxe frappera de 2‰ tous les achats de fournitures et paiements de salaires, et en admettant également que la structure du produit final est partagée en parties égales - fournitures et salaires - on aura une incidence finale :
« - directe...de 2‰ sur les prix taxes comprises du produit fini ;
« - indirecte...de 5‰ sur les prix taxes comprises du produit fini (soit 2,5‰ sur la moitié du prix correspondant aux salaires, 2,5‰ pour les fournitures, soit au total 7‰ ou 0,7%.
« ...Ce pourcentage de hausse représente un pourcentage moyen. Si la répercussion doit s’inscrire dans les prix, un calcul théorique portant sur l’incidence des 179 articles fait ressortir, compte tenu des différentes rubriques de cet indice, une augmentation de 0,6 à 0,7 point. »
Le directeur général des impôts a fait remarquer à la section qu’il était d’ailleurs inévitable qu’il y ait hausse des prix. S’il n’y avait pas de répercussion dans les prix, il y aurait amputation des bénéfices des entreprises et, compte tenu des nécessités d’autofinancement de l’économie française, cette amputation du bénéfice des entreprises devrait, à son tour, se traduire par une hausse des prix. Donc, soit directement par répercussion de la taxe sut les prix, soit indirectement par la diminution des bénéfices et la recherche des ressources nouvelles d’autofinancement ou de rémunération du capital investi, on doit retrouver dans les prix la majeure partie des sommes qui se trouveraient collectées au bénéfice du Trésor.
D’autre part, il faut noter que l’impôt à cascade qui est proposé s’appliquerait à chaque stade de la production et de la distribution ; il serait donc payé chaque fois qu’il y aurait rotation des fonds, soit au sein d’une entreprise, soit au sein des revenus. Or, ces rotations sont extrêmement différentes d’une entreprise à l’autre et d’un particulier à l’autre ; devant la section on a cité des exemples qui vont de un à douze, ce dernier chiffre étant valable pour quelques secteurs de la confection. Ces écarts d’une branche d’activité à une autre ne provoqueraient peut-être pas une modification sensible du niveau général des prix , mais elles provoqueraient des distorsions de prix parfois considérables, même en dépit du fait que la cascade ne jouerait que sur un taux très faible.
L’ingéniosité du système proposé consiste essentiellement à trouver un nombre imposant de milliards de manière à ce que la charge supportée par chacun soit infime et qu’il n’ait pas la tentation de la répercuter. Mais ce n’est pas une vue utopique? La rotation des fonds est très faible chez les particuliers, elle n’aura que tendance à se restreindre. Pour aboutir au résultat escompté il faudra bien trouver quelqu’un sur qui elle pèse lourdement : ce sera précisément les branches d’activité où les rotations seront très serrées. Il serait impensable que ces branches d’activité ne cherchent pas une compensation de répercutant l’impôt sur certains prix.
En définitive, l’opinion de la section est bien arrêtée sur ce point. Elle admet cette répercussion avec tout ce que cela comporte comme conséquence. Elle se range bien volontiers à l’opinion exprimée dans la note d’analyse rédigée par M. le Directeur Général des prix et des enquêtes économiques à l’intention de la commission d’étude fiscale :
« Mais, en définitive, dans un climat de quasi libération économique, le prix qui s’établira est celui du marché. La taxe sans être une des composantes directes du prix, apparaissant comme un facteur alourdissant celui-ci. Le facteur ne peut être négligé, car on ne peut le dissocier des autres éléments qui pèseront dans les mois à venir sur les prix (élévation des plafonds de la sécurité soccale, réforme de la taxe locale) ».
On admettra volontiers que cette déclaration a acquis, depuis six mois qu’elle a été exprimée, une autre résonance. Dans la conjoncture actuelle présente la nouvelle taxe serait, surtout du point de vue psychologique, difficilement supportable. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à entrevoir les difficultés qu’elle apporterait sur le seul plan agricole pour lequel la commission d’étude fiscale a évolué in globo la charge à 8 ou 10 milliards d’anciens francs, sans s’appesantir semble-t-il sur l’incidence pour l’agriculture de l’accroissement des prix industriels.
- OBSERVATIONS DU POINT DE VUE JURIDIQUE
Indépendamment des conséquences examinées plus haut, les effets proprement juridiques qu’entraînerait la proposition de loi ont trait d’une part à la modification de la législation du chèque, d’autre part à nos rapports avec les autres Etats de la C.E.E.
Sous le biais de la fiscalité, et dans le but d’assurer la permanence de la matière imposable nécessaire à la taxe projetée, se trouvent introduites dans notre droit de nouvelles dispositions concernant l’usage du chèque - obligation du paiement par chèque barré ou par virement en banque ou à un compte courant postal pour toute somme supérieure à 1.000 NF, interdiction d’endos multiples pour les chèques d’un montant supérieur à 1.000 NF, prohibition du chèque au porteur - dispositions assorties de la création d’un fonds de garantie destiné à couvrir le risque de paiement des chèques sans provision. Notons au passage que les auteurs de la proposition de loi n’ont pas précisé le mode de financement d’un tel fonds, question qui poserait, sans nul doute, de sérieuses difficultés.
Les dispositions prévues traduisent une progression sur la réglementation en vigueur, en ce que l’obligation du paiement par chèque deviendrait uniforme, quelle que soit la nature du débiteur ou de l’opération envisagée : or, actuellement, la loi du 22 octobre 1940, modifiée et complétée par la loi du 26 septembre 1948, tient en dehors de son champ d’application le paiement du prix des animaux à la ferme ou à la foire, ce qui revient à exclure la quasi - totalité des transactions agricoles. En outre, depuis la promulgation de l’article 11 de la loi du 2 août 1957, ont été écartés les paiements faits par des particuliers à des particuliers, à des commerçants ou à des artisans.
A l’inverse, du fait que l’obligation de paiement des chèques n’est plus prévue dans le cas de paiements fractionnés d’une dette globale supérieure à 100.000 anciens francs, les dispositions projetées constitueraient une régression sur la réglementation actuelle. Cette dernière ne permet pas d’échapper au paiement par chèque par le biais des règlements fractionnés, alors que le silence de la proposition de loi à ce sujet permettrait de trouver là une dispense légale.
Les difficultés d’application et les lacunes des articles visant le paiement par chèque ont été signalées à propos de l’examen de la proposition de loi aux points de vue technique et économique. De surcroît, sur le plan du droit international, les interdictions concernant le chèque au porteur et le double endos se heurteraient aux engagements expressément pris par la France, lors de la signature de la Convention de Genève, depuis 1931.
Si une procédure de révision des termes de la Convention est prévue, elle serait très délicate à mettre en œuvre, d’autant que dans son esprit, la Convention est absolument hostile et opposée à des mesures telles que celles qui sont proposées.
Les auteurs de la proposition ont bien envisagé, dans l’amendement au projet de la loi portant réforme des taxes sur le chiffre d’affaires, de réduire la contradiction avec les termes de la Convention de Genève, en remplaçant l’interdiction sur chèque au porteur et du double endos par une pénalisation de ces deux formes d’utilisation : la taxe serait portée à 1% pour les chèques au porteur. Mais, on peut craindre, si le taux de pénalisation était assez élevé pour avoir un caractère contraignant, qu’il ne soit dénoncé comme dérogatoire par les cosignataires de la Convention. A un autre titre, les mesures envisagées dans la proposition de loi créeraient une situation de droit modifiant nos rapports internationaux.
En effet, pour éviter que la taxe n’ait des répercussions fâcheuses pour notre commerce extérieur, il serait probablement nécessaire de prévoir, dans le cadre de l’exonération de toute charge indirecte, un remboursement forfaitaire de la taxe sur les mouvements de comptes à l’exportation et, inversement, une imposition forfaitaire des produits importés équivalents à celle qu’auraient supportée les produits nationaux.
S’agissant de détaxations à l’exportation et de taxes compensatrices à l’entrée, nous nous trouverions obligés de faire admettre à nos partenaires du Marché Commun des opérations de régularisation de charges fiscales qui, à l’heure actuelle, ne sont pas prévues dans la réglementation, alors que notre tendance consiste précisément à « geler » les créances que les différents pays pratiquant ces opérations peuvent prétendre faire valoir encore envers leurs partenaires.
Dans le cadre de la C.E.E, un effort est fait pour harmoniser les législations fiscales ; pour le moment il tend essentiellement à obtenir de l’Allemagne qu’elle abandonne ses impôts en cascade ; notre position se trouverait singulièrement affaiblie si de notre côté nous prenions l’initiative de rétablir cette forme d’imposition, si faibles qu’en puissent être par ailleurs le taux et l’incidence sur les prix.
D - OBSERVATIONS DU POINT DE VUE FISCAL
Lors des observations sur l’aspect économique du problème, le caractère aveugle de la taxe a déjà été dénoncé ; il paraît donc nécessaire d’analyser d’une manière plus approfondie quelles catégories supporteront en définitive le poids de l’impôt.
Dans la mesure où la taxe entraînera une légère hausse de prix, elle sera supportée par tous les consommateurs, et sans aucun doute davantage par les consommateurs modestes, utilisateurs essentiellement de produits à rythme de rotation rapide (produits alimentaires, vêtements, etc.). Par ailleurs, il ne semble pas que l'allégement des taxes frappant les produits de consommation courante, et notamment les produits alimentaires, prévu par les auteurs de la proposition de loi, soit suffisant pour assurer une compensation du surcroît de charge qui frapperait les revenus les plus modestes.
Ainsi pour les catégories qui, en raison de la grande modicité de leurs ressources ne sont pas actuellement assujetties à l’impôt sur le revenu des personnes physiques (plus de 9 millions), l’opération s’analyserait comme la création d’un nouvel impôt indirect, sans compensation. A un niveau de ressources un peu plus élevé, les augmentations de prix et l'allégement ou la suppression de l’impôt direct s’équilibreraient sans doute dans la mesure où il serait possible d’adopter le barème proposé pour l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Les revenus moyens et supérieurs, et singulièrement ceux des cadres salariés, se trouveraient sensiblement moins imposés ; l'allégement serait d’autant plus sensible que le contre - coup de hausse des prix n’affecterait pas les revenus consacrés à l’épargne.
Si l’on examine le cas schématique d’un ménage sans enfant à charge disposant d’un seul salaire et d’aucun autre revenu, on constate que, jusqu'à 8.000 NF de revenu brut, il n’y a aucune amélioration fiscale, aucun impôt sur le revenu n’étant perçu dans le régime actuel.
L’ « économie » d’impôt serait, dans la même hypothèse de calcul de :
96 NF pour un revenu brut de 9.000 NF ;
Bien que les auteurs de la proposition de loi aient évoqué lors de leur audition devant la section des finances du Conseil Economique et Social, sans en préciser d'ailleurs les modalités, l'éventualité d'une compensation de l'ordre de 100 à 150 anciens francs par mois pour les salariés dont les ressources sont égales ou à peine supérieure au SMIC et pour les bénéficiaires d'allocations familiales, la taxe aurait pour ces catégories des effets négatifs.
D'autre part, il convient de signaler une autre sérieuse incidence sociale du projet. Tous les mouvements de fonds étant indiscutablement frappés, de quelque organisme ou collectivité qu'ils émanent, une partie de la taxe se trouverait acquittée par des groupements ou associations à but non lucratif qui, à ce titre, étaient jusqu'à présent exonérés d'impôt.
Citons, encore que la liste ne soit pas exhaustive, les caisses de retraite, les caisses de cadres, les caisses de chômage, les mutuelles, la sécurité sociale, les associations syndicales, les sociétés civiles, les offices interprofessionnels du logement, l'A.S.S.E.D.I.C., les organismes de recherche scientifique, de recherche technique, toutes les organisations charitables, etc. .
Certains de ces organismes ayant des mouvements de fonds très importants verraient ainsi chaque année leurs ressources amputées de sommes considérables. On a évoqué devant la section le cas d'un organisme ayant des ressources supérieures à 20milliards de francs (soit 20 milliards à l'entrée et à la sortie). Il supporterait une charge de 20 millions en application de la taxe. Dans le budget d'un tel organisme d'entraide cette charge serait lourde et peut-être même difficilement supportable. M. Dreyfous-Ducas a admis qu'on pouvait envisager pour l'ensemble de ces organismes un transfert de l'ordre de 10 à 15 milliards AF.
En conclusion, après avoir examiné très attentivement les arguments présentés par les auteurs du texte et après avoir analysé les critiques et les observations formulées par toutes les personnalités et tous les groupements entendus, tant p ar la commission d'études fiscales que par elle-même, la section des finances, du crédit et de la fiscalité a estimé qu'elle ne pouvait émettre qu'un avis défavorable à la prise en considération de la proposition de loi N° 711.
Pour toute question ou problème concernant ce site Web, envoyez un courrier électronique à Jacques Daudon. © 2005
Dernière mise à jour le : 04 mars 2006.